Praxitèle – Apollon Sauroctone

En 1808 Napoléon Ier acheta chez son beau-frère Camille Borghèse une collection des œuvres d’art de l’antiquité. La collection, dénommée collection Borghèse et comprenant plusieurs centaines de pièces comme le Gladiateur, l’Hermaphrodite, le buste d’Homère et un groupe des sarcophages romains, enrichit énormément le « Petite Galerie », la partie du Palais du Louvre vouée à la présentation des œuvres du monde ancien. Parmi ces pièces se trouvait une sculpture en marbre que la tradition avait rapportée comme étant l’Apollon Sauroctone de Praxitèle. Il s’agissait d’une représentation particulière du dieu grec : jeune, d’une indolente élégance, s’appuyant du bras gauche à un tronc d’arbre, tandis que le bras droit, courbé, avec l’avant-bras horizontal, menace un lézard grimpant sur le tronc.
Dans la collection Borghèse il y avait deux versions du sujet (l’autre est aujourd’hui conservé dans le musée Vatican à Rome) alors que dans la Villa Albani, toujours à Rome, était une autre copie de la sculpture cette fois en bronze. Ces trois copies sont, encore aujourd’hui, ce qui reste de l’original sculpté par l’artiste grec dans le quatrième siècle av J.-C. Jusqu’à la moitié du XIX siècle, cela n’était pas un problème. Bien que l’étude de l’art ancien eut déjà commencé comme une évolution de styles, il n’y avait pas encore de conception scientifique de l’histoire de l’art. Ainsi une sculpture grecque ou une réplique romaine, plus tardive, n’affectait en rien l’étude d’un artiste. Aujourd’hui on a compris que la connaissance que nous donne la copie d’une sculpture est parfois trompeuse. En effet, des modifications pouvaient être réalisées à la demande du client, résulter du choix du copiste ou de sa plus ou moins grande habilité à transmettre l’esprit de l’œuvre original. Ces considérations étant faites, toutes les convictions auxquelles étaient arrivés les premiers historiens de l’art durent être révisées. Bien qu’il nous soit presque impossible d’étudier le style et la production d’un sculpteur sans en avoir l’original, on peut avoir une idée relativement précise de son œuvre, grâce aux témoignages de ses contemporains et aux copies plus tardives. L’Apollon Sauroctone en est la preuve.
Les copies romaines suffisent pour comprendre l’extraordinaire innovation de l’œuvre de Praxitèle. Si on confronte l’Apollon de Praxitèle avec une sculpture du classicisme grec, la différence est remarquable soit dans l’iconographie, soit dans le style. Le dieu, jadis représenté comme le terrible exterminateur du Python de Delphes, n’est plus ici qu’un jeune éphèbe qui se distrait en taquinant un dérisoire lézard. L’attitude est composée de manière à répartir l’équilibre du corps sur le déhanchement. Inaugurée par Polyclète, elle est ici poussée à extrême. La sinuosité des lignes crée dans ce corps, cependant au repos, un mouvement prolongé. L’extraordinaire animation de toutes les parties du corps, remplaçant torsions et cassures, est obtenue par le rythme complexe des lignes qui dessinent les contours de la figure et se poursuivent jusqu’à l’oblique de l’arbre (élément d’un réalisme novateur). 

De même, le visage n’exprime plus rien de la majesté divine, il a simplement une attention un peu ennuyée. Parallèlement, la signification du sujet nous échappe. On a parfois vu une interprétation plus simple du meurtre d’Apollon sur le serpent Python (le monstre à cent gueules crachant des flammes, qui ravagea la contrée de Delphes et poursuivit Latone pendant sa grossesse). D’autrefois la scène fut traitée de manière plus symbolique. Le lézard symbolisait dans la croyance des anciens les génies malfaisants demeurant sous terre, l’acte du meurtrier pourrait donc avoir une signification religieuse. L’opinion de G. Rodenwaldt avance une autre hypothèse : la vision de l’art et de la religion de Praxitèle serait encore plus moderne, où l’on verrait la figure du dieu comme un simple prétexte pour représenter une scène de genre. Il dit: « Nous découvrons avec un frisson de ravissement que nous avons surpris le dieu, sans être vu de lui, dans le silence serein de son existence bienheureuse. Alors que la majesté avait l’essence des images divines du style classique primitif, Praxitèle, lui, a donné forme à la félicité de l’existence divine. » L’artiste fait donc éclater la transcendance du divin sur l’humain : L’Apollon Sauroctone est un dieu descendu sur terre.
Une telle sculpture, impensable jusqu’à un siècle avant, est le résultat des nombreux changements produits en ces temps en Grèce. Au début du IV° siècle la Grèce est ruinée par les guerres, les cités se dressent les unes contre les autres sous la conduite de Sparte, puis de Thèbes. L’état d’esprit change aussi : on entre dans l’ère des sophistes. Les valeurs traditionnelles, les notions d’intellectualité, de raison, d’équilibre, maîtresses du premier classicisme, perdent de leur force. Le public réclame de l’émotion, de l’imaginaire, mais aussi du sensible et du sentimental. Les dieux même sont animés par les passions humaines. L’art s’adapte à la nouvelle situation. Les vastes entreprises qui avaient marqué la splendeur du siècle de Périclès sont désormais impossibles. On préfère les figures isolées à la sculpture décorative. Aux qualités athlétiques des personnages masculins, les artistes font prévaloir plus largement les images plus inquiètes, plus émouvantes, de la femme et de l’enfant, les formes moins rationnelles de l’animal et du paysage. L’art est tenté de chercher le choc émotif, l’expression dramatique et le rythme, plus que la majesté et l’équilibre rationnel. La période comprise entre 400 et 375 environ est celle où ces transformations mûrissent : à partir de 375 s’épanouit cette floraison à laquelle on donne le nom de « second classicisme ».

Apollon Sauroctone de Duchalais de la
Revue Archèologique du 1849

Praxitèle, avec Scopas et Lysippe, sont les sculpteurs qui expriment le mieux ces nouvelles exigences. Praxitèle était fils et petit-fils de sculpteurs. Sa carrière a commencé vers 370 avant. J.-C. en reprenant les canons de Polyclète, comme on peut encore le voir dans son Satyre verseur. Dans sa production plus mûre il s’éloigne de ces règles, en brisant la rigueur, allongeant et amollissant les masses. Pour concrétiser sa nouvelle façon d’entendre les formes, le sculpteur va revenir plus fréquemment au marbre. Le classique primitif ainsi que le classique à son apogée avaient préféré le bronze qui donnait un mouvement plus libre et une tension des surfaces correspondant au besoin d’unité de l’esthétique classique. Le marbre, par contraste, tolère une chromatique plus délicate et possède à un plus fort degré le caractère du permanent, se révélant approprié aux figures juvéniles et féminines qui sont les grands protagonistes de l’œuvre de Praxitèle. La place grandissante que la femme prend dans la société de son temps trouve une correspondance dans ses sculptures. Il n’est donc pas étonnant que le chef-d’œuvre de l’artiste soit l’Aphrodite de Cnide et qu’il fut le premier à proposer le nu féminin intégral dans l’histoire de l’art grec. Jusque là les Grecs avaient préféré les nus masculins qui s’adaptaient mieux aux canons proportionnels classique. Praxitèle, lui, même dans ses représentations d’hommes, comme Apollon, introduit une mollesse, une sensualité, qui évoqueraient plutòt des formes féminines. La sculpture de Praxitèle et du second classicisme est le moment dans lequel la civilisation grecque s’aperçut que sa stabilité et son équilibre étaient menacés. C’est pourquoi il se lance à la recherche d’un nouveau canon au-delà de la raison, sachant pourtant que cette même raison avait fait de la Grèce le pays plus puissant du monde. L’Apollon est le symptôme d’une crise, le chant du cygne du classicisme et la chute des idéaux, le passage avant la nouvelle et dernière période de gloire du monde grec : l’Hellénisme.

Antonio Saluzzi

NOTA:
Tesina scritta per l’esame di Archeologia presso l’Università La Sorbona Paris IV. Il file riporta la seguente data di creazione: 20/05/2001 ore 17:00